Son chapeau de paille vissé sur le front et sa fourche à la main, Elyes se penche pour ramasser une poignée de posidonies* séchées jonchant le sol. « Certain·es diraient que je suis fou de mettre ça dans mon jardin », déplore-t-il en montrant les herbes marines, qu’il est allé récupérer lui-même sur la plage de Chebba.
Les posidonies sont des herbes marines qui, lorsqu’elles sont arrachées par les mouvements de la mer, viennent s’échouer sur les plages en formant des banquettes. À Chebba, ces herbes peuvent totalement recouvrir la côte lors des fortes houles.
L’année dernière, la sécheresse n’a pas épargné la région, mais le jardin d’Elyes est pourtant florissant. Selon lui, ses plantes tirent leur résilience de ce revêtement de posidonies qu’il a répandu partout sur le sol, et qui permettrait de limiter l’évaporation des eaux. « Il n’a pas plu pendant 10 mois, mais ici on se prépare à bien pire que ça … La permaculture nous offre des solutions réalistes pour le futur ». D’ici la fin du siècle, les fortes chaleurs et l’assèchement des sols seront devenus la norme pour les agriculteur·trices tunisien·nes.
Une maison abandonnée, transformée en “paradis” des permaculteurs
À Dar Emmima (en français, la maison de la grand-mère), la vie s’organise autour d’un concept : la permaculture. Théorisée dans les années 1970 par des intellectuels australiens*, la permaculture est “l’art de créer un environnement propice à la vie humaine, en faisant avec les ressources disponibles”, selon les propres mots d’Elyes. Basée sur une philosophie de l’autonomie, de la durabilité et de la régénérescence, la permaculture “va bien plus loin que du simple jardinage”. Le propriétaire des lieux met un point d’honneur à le rappeler : “nous ne sommes pas des hippies agriculteurs”.
Le terme de permaculture a été créé par Bill Mollison et David Holmgren, respectivement scientifique et écrivain australiens, dans leur ouvrage Permaculture One publié en 1978.
Issu d’un milieu urbain, Elyes Mkacher connaît bien les clichés qui accablent les permaculteur·trices en Tunisie. Né et élevé dans la capitale, il y a suivi des études en informatique puis en contrôle de gestion. Peu passionné par les perspectives offertes par ce cursus, ses parents lui expliquent qu’il pourra faire ce qu’il voudra une fois son Master en poche. « J’ai littéralement fait ça, j’ai pris mon diplôme et j’ai fait ce que je voulais … J’ai pris un billet d’avion pour l’Inde, aller simple ». Elyes y reste six mois, et continue à voyager : en Malaisie, en Chine, au Brésil ou encore aux États-Unis.
J’ai fait un voyage initiatique, de trois ans, à la recherche de liberté. Je l’expérimentais en vivant une vie de nomade, en bougeant tous les deux-trois jours, d’une famille à l’autre. J’essayais aussi de vivre avec les gens, de participer
se souvient Elyes
De retour en Tunisie, il continue ainsi à voyager dans le pays à vélo, jusqu’à tomber sur la ferme d’un couple de permaculteurs à Kairouan. Ces derniers l’accueillent au moment où ils et elles organisent une formation dont Elyes tire de précieux enseignements, et surtout une envie irrésistible de les mettre en pratique dès que possible.
« Je voulais créer mon paradis, mais je pensais être dans une position où je n’avais rien, où je n’avais pas de ressources », explique-t-il. Un jour pourtant, en 2016, Elyes se souvient de la maison de sa grand-mère à Chebba, abandonnée depuis son décès une dizaine d’années auparavant. « C’était vide, il n’y avait rien, excepté quelques arbres mourant dans le jardin », se remémore le jeune homme. En quelques mois, lui et sa femme restaurent les lieux pour en faire un temple de la permaculture, sous toutes ses formes.
Prendre soin de la terre, un gage d’abondance
La permaculture peut se définir de plusieurs manières, mais repose toujours sur trois principes : prendre soin de la terre, prendre soin de l’humain et partager le surplus. Pour les visiteurs de Dar Emmima, le premier des piliers prend rapidement tout son sens. Derrière les façades d’un blanc éclatant et les volets azur, une petite porte en bois donne directement sur un jardin foisonnant de 800m², cultivé par Elyes depuis près de sept ans.
Au détour des chemins, le permaculteur montre la diversité des plantes qu’il est parvenu à faire pousser : un amandier, des betteraves, un fraisier, un bananier, des grenades et même du bambou. Beaucoup des fruits de son jardin ne poussent normalement pas dans cette région, au sud du Sahel tunisien.
Les allées sont aussi jonchées d’orties et une mare où nagent des poissons est couverte d’algues. “Tout est utile dans la nature”, explique Elyes. Le jardin accueille également une tortue, un chien, des poules et même un nid de merles dont les œufs viennent d’éclore et qui “pourront manger les insectes ravageurs pour empêcher qu’il y en ait trop”. Chacun trouve son rôle à jouer dans le maintien d’un équilibre naturel.
“Le seul qui perturbe un peu les choses, c’est notre chat”, explique Elyes en souriant, “lui c’est un ‘killer’, il ne tue pas pour manger mais juste pour s’amuser”.
Pour atteindre ces résultats, Elyes a passé sept années à étudier le fonctionnement des écosystèmes naturels afin d’en recréer les propriétés à Dar Emmima. “Le premier pilier de la permaculture c’est ‘take care of earth’ en anglais. Ça peut se traduire par prendre soin, mais également par s’intéresser et comprendre la terre”.
En imitant la nature dans leur manière de cultiver les sols, le but des permaculteur·trices est d’abord d’atteindre l’autosuffisance alimentaire. “Bientôt je n’aurai plus besoin de consacrer autant de temps au jardinage, tout se régulera de manière autonome”, explique Elyes. Néanmoins, les aspirations de la permaculture dépassent de loin le simple impératif d’autosubsistance, et doivent à terme permettre de créer de plus en plus de ressources. À ce titre, les permaculteur·trices ambitionnent de rivaliser avec les modes de production industriels, bien plus néfastes pour les sols.
À la sortie de la ville, les champs d’oliviers s’étendent à perte de vue. Au milieu des hectares, Elyes et sa famille ont hérité d’un petit terrain de leur grand-père, sur lequel le permaculteur a commencé à travailler l’année dernière. Pour s’y rendre, il faut zigzaguer une dizaine de minutes en voiture parmi des terres labourées, uniformes et monotones.
“Moi j’appelle ça le désert d’oliviers”, se désole Elyes. “Ici la terre a été écorchée, c’est comme si on avait retiré sa peau pour la labourer. Le sol est mort”.
Le champ d’Elyes contraste de manière éclatante avec le reste du décor. Ses terres ne sont pas labourées, laissant les sols s’imbiber de vie et fleurir au début du printemps. Autour des oliviers, ce dernier a aussi planté des cactus et des aloevera, qui lui permettront de “diversifier ses sources de revenus” et de ne pas faire reposer l’économie du champ uniquement sur la vente d’olives. Il explique que c’est encore un autre principe de la permaculture.
L’objectif est de produire le maximum de ressources possibles, sans pour autant compromettre l’équilibre des écosystèmes. “La permaculture n’est pas un hobby qu’on fait pour s’amuser, ça peut créer toute une économie professionnelle.”, souligne-t-il. Le but final de tout permaculteur.trice est d’atteindre “l’abondance des ressources”, un stade qui permettra au surplus d’être distribué équitablement ensuite.
Un retour aux racines de l’organisation sociale
Dar Emmima ne se résume pas à son jardin et aux oliviers. Si le premier pilier de la permaculture implique de se concentrer sur la nature, les deux autres s’adressent aux modes d’organisation de la société. Pour Elyes, prendre soin des autres et partager le surplus sont également des impératifs de durabilité : “si on veut avoir une culture qui perdure, on a besoin d’une société juste… si elle est injuste, un jour, elle se renversera”.
La permaculture implique de distribuer de manière durable toute forme de ressource, même immatérielle. Elyes, qui “aime l’éducation et la pédagogie”, a ainsi choisi de faire de Dar Emmima un lieu de formation. Chaque année, durant une douzaine de jours, des groupes de stagiaires peuvent ainsi venir suivre un permaculture design course (PDC) comprenant des ateliers théoriques et pratiques, tout en étant logé.es sur place.
Pour Elyes, offrir la possibilité aux stagiaires de venir habiter chez lui le temps de leur transmettre ses connaissances s’inscrit aussi dans la logique de la permaculture, à échelle humaine. “Tous les privilèges qu’on a, on les partage : un endroit calme, une nourriture saine préparée avec amour, une chambre propre”.
Pour garantir la stabilité de ce modèle et pouvoir héberger les stagiaires dans les meilleures conditions, Elyes a mis en place un système de prix en deux temps : avant la formation, les stagiaires s’acquittent d’un montant fixe (entre 600 et 1000 dinars), puis après la formation d’un montant variable “basé sur leur satisfaction et leurs moyens”. Selon Elyes, ce système ne contrevient pas aux principes de la permaculture, bien au contraire : “J’ai fait des formations gratuites par le passé, mais ce n’est pas durable. Dans la nature, rien n’est gratuit, il y a toujours un échange”.
Rapprocher les gens doit aussi servir une vision de long terme. “Notre objectif, c’est de créer une communauté autour de nous”, souligne Elyes, “et je pense que tous les êtres humains devraient être des permaculteurs”.
Avec ses formations, Elyes cherche enfin à combler un vide. “En Tunisie, il n’y a presque aucun·e formateur·trice qui parle le dialectal”, regrette-t-il. La situation n’est pas meilleure dans les autres pays d’Afrique du Nord, où les formateur·trices locaux·ales se comptent sur les doigts d’une main. “C’est trop peu”, déplore Elyes.
Le manque de formateur·trices locaux·ales est d’autant plus regrettable que la permaculture est loin d’être une invention nouvelle, puisqu’elle est par essence “basée sur un savoir ancestral qu’on a perdu”, explique Elyes. Et si les fondateurs australiens du concept observaient les sociétés autochtones de leur pays pour théoriser leurs idées, la Tunisie est elle aussi marquée par une tradition de la permaculture selon Elyes.
“Jusque dans les années 1970, tous les paysan·nes tunisien·nes étaient des permaculteurs”, explique Elyes. Le jeune homme ne fait pas seulement référence à l’industrialisation de l’agriculture, mais bien à l’organisation sociale en elle-même : “À l’époque, tout se partageait. Quand j’étais petit, à Chebba, les portes des maisons n’étaient pas fermées… Tu pouvais entrer et on te donnait à manger à et à boire”. En d’autres termes, les éthiques de la permaculture existaient dans le pays, avant même qu’elle ne soit théorisée.
“Le meilleur exemple, ce sont les oasis”, souligne Elyes. “Jusque dans les années 1980, c’était une économie circulaire, avec des ressources disponibles et partagées, un travail manuel… Tout ça est en train de disparaître pour faire de la monoculture”.
Dar Emmima, un phare tourné vers les générations futures
En faisant de Dar Emmima un lieu de partage et d’apprentissage, Elyes estime surtout préparer son pays aux bouleversements de l’avenir. En effet, la permaculture revêt tout d’abord un enjeu d’autonomie et de souveraineté alimentaire à l’échelle nationale : “les gens ici vivent en dépendance avec le système, avec les fertilisants et les semences. Imaginez une guerre en Europe : on ne recevrait plus rien, on ne pourrait plus cultiver”.
Pour Elyes, la permaculture touche aussi et surtout aux enjeux mondiaux, en proposant des solutions à la crise climatique en cours : “Tout un système capitaliste est en train de s’effondrer. Après cette chute les gens vont se tourner vers la permaculture”. Selon lui, la préparation à ce mode de vie s’impose dès aujourd’hui. “En Tunisie comme partout dans le monde, la permaculture est un besoin”.
“On a besoin d’une armée de permaculteurs, pour pouvoir créer un futur possible”, s’enthousiasme Elyes, qui explique avoir trouvé “une vision optimiste du futur” dans ce mode de vie.
Elyes se rassure aussi en remarquant que “de plus en plus de Tunisien·nes” se tournent vers la permaculture, “surtout les jeunes générations”. Malgré les clichés et les regards amusés, les gens “réalisent l’importance de ce sujet”. Face aux limites affichées du système actuel, les initiatives promouvant les valeurs des “Communs” telles que la redistribution des ressources et le sens du collectif ont le vent en poupe, portées par des individus ou des associations.
Dar Emmima a ainsi été pensée comme un exemple pour les jeunes Tunisien·nes, qu’Elyes aimerait voir suivre la même voie que lui. “Tu sais pourquoi j’ai gardé ce nom pour la maison ?”, interroge le jeune homme, un sourire au coin des lèvres. “C’est parce que plus de la moitié des Tunisien·nes en ont une, une dar emmima, une maison de leur grand-mère qu’ils et elles ont oubliée… S’ils et elles la cherchent, eux aussi peuvent la trouver et créer leur paradis là-bas”.